Régis Defurnaux
"J’ai utilisé le Q dans toutes les conditions, par - 32° en Mongolie, + 46° en Irak, neige, humidité, sable et poussière. Il fonctionne comme au premier jour."
Vous êtes historien et philosophe de formation, comment arrivez-vous à la photographie ?
Dés mon enfance, j’ai été plongé dans la peinture via la galerie d’art que tenait ma maman. A côté de ces souvenirs de traits et de couleurs, j’ai eu la chance d’être emmené dans les musées un peu partout en Europe. Il faut croire que ça a nourrit ma culture visuelle. Toute cette éducation à l’image s’est inscrite malgré moi et est remontée à la surface après mes études universitaires et mon assistanat. Je voulais dire ce qui m’entoure autrement que par des articles scientifiques. J’avais besoin de m’exprimer par l’image, mais surtout de penser par l’image. Je voulais introduire de la variation dans mes perspectives, les multiplier. Photographier est devenu une évidence.
Ce parcours académique sert-il votre pratique photographique ?
Certainement. Il est fondamental car il questionne ce que je vois. Je n’abandonne jamais une forme de pensée historienne, ni un certain esprit critique et encore moins une conscience de mon appartenance culturelle. Je crois que mes études apportent une forme de complexité, de la narration et un retour nécessaire sur chaque déclenchement : pourquoi telle image à tel moment et que dit-elle ? Et puis, en anthropologie et en philosophie, nous sommes confrontés aux mêmes réflexions épistémologiques, celles qui renouvellent le débat autour de l’éthique en photojournalisme. Quand on décrit un terrain ou quand on photographie, il y a une tendance à se représenter ou à nous représenter dans une position de surplomb, à distance. C’est une représentation fallacieuse car, à vrai dire, nous sommes parties prenantes du dispositif d’observation, de la prise de vue. C’est une forme de présence très particulière, mais c’est une présence, elle est très sensible aux rapports entre la forme et le fond.
Le Népal, le Japon, la Mongolie, d’où vient cette attirance pour l’Asie ?
C’est sans doute un tropisme que je dois à mon papa. C’est un amoureux de l’Inde et de la Chine. Il y avait des livres d’art et d’histoire partout. Quand j’étais adolescent, nous allions dans un cinéma de quartier pour visionner les films d’auteurs chinois, vietnamiens ou japonais. Le cinéma est venu s’imprimer en même temps que l’Asie. Je me souviens surtout des ambiances et de la sensualité des scènes, des dispositifs narratifs qui étaient différents et qui me réjouissaient tant intellectuellement qu’émotionnellement. C’était un vrai plaisir des sens et du sens. Aujourd’hui, cette Asie, je l’éprouve à chaque reportage et ce sont les mêmes sensations qui apparaissent. Beaucoup de ce qui s’y passe me questionne terriblement. La transformation du pastoralisme nomade en Mongolie ou encore la transformation du rapport des genres dans la société japonaise, ça me touche.
On devine dans vos travaux une dimension relationnelle importante. Comment établissez-vous le contact ?
Tout est là pour moi, dans la mise en relation, dans la pratique du terrain. S’il n’y avait que les images, j’arrêterais tout de suite la photographie. Chaque image ne fait que traduire et matérialiser une mise en relation, un degré de connexion avec le sujet. On rencontre, on parle, on s’installe, on passe. C’est tout ce travail qui donne sens à ma démarche et qui participe d’une approche inclusive. Photographier, c’est étrange car on y dit autant de soi que de l’autre. C’est du relationnel et de l’empathie. Pas une empathie naïve, mais une empathie active qui perce du regard tout autant qu’elle se laisse transpercer. On est sans défense, on est là, les pieds dans la boue, les mains dans le froid, le cœur en pagaille et parfois la tête en révolte. Je suis de passage dans ces quotidiens que je photographie, et ce passage va laisser des traces dont la plus évidente, une série photographique. Alors, c’est important et ça compte – surtout dans des contextes sensibles ou des situations humanitaires que nous documentons avec les ONG.
Justement, comment décririez-vous ces partenariats avec les ONG dans vos reportages ?
C’est une relation privilégiée mais pas exclusive. Les ONG sont très liées aux photographes, les photographes sont très liés aux ONG. C’est une vieille histoire. On voit que nos images ont un impact et peuvent servir des objectifs. La photographie documentaire sait mettre en lumière des problématiques cachées. Elle peut amplifier un phénomène, devenir une caisse de résonnance. Par contre, la photographie ne change pas le monde ; elle l’accompagne avec la même force et la même faiblesse que la pensée. Les problématiques que je documente sont systémiques, impliquant de multiple acteurs et des années de travail de terrain. Si on veut essayer de faire sa part en tant que photographe, il faut je pense se connecter aux acteurs de terrain qui se confrontent aux problèmes et qui tentent d’apporter des solutions. On n’en devient pas pour autant un porte-voix, mais plutôt un partenaire critique. On conserve son propre point de vue et c’est pour cette raison qu’ils nous engagent.
On sent un changement dans la communication des ONG. Quel est-il selon vous ?
Je pense qu’on passe de la simple monstration – avec tout ce qui peut être monstrueux dans l’humanité, et pour ça, on est bien servi ! - à la narration. Beaucoup d’ONG réalisent qu’il faut raconter une réalité et pas juste la servir en émotion. Nous sommes sensibles aux histoires car la capacité à s’identifier est plus forte. On est plus facilement solidaire si on se lit dans la vie des autres. C’est là que l’humanisme en photographie prend tout son sens : créer, tisser, renforcer les liens entre populations, entre cultures, dire la condition humaine. Ce n’est pas « eux », c’est « nous ». Si on se dirige vers ça - et il me semble qu’on y va- alors on peut espérer aussi plus de récits photographiques positifs, c’est-à-dire qui documentent les solutions et pas que les problèmes. Je ne me retrouve pas complètement dans ce visuel très biblique, occidental, du corps souffrant, du sang, du jugement dernier, … C’est trop, c’est trop peu ! Peut-on voir d’autres images reconnues, récompensées ? C’est une vraie question, et elle est terrible. La souffrance…
On entend votre attachement au terrain, que vous apporte Leica dans ce travail de contact ?
Le Leica Q est arrivé dans mon sac au moment où je n’en pouvais plus des gros appareils bruyants, encombrants, lourds et aveuglants.
Aveuglant ?
Oui, quand vous portez au visage un appareil réflex, il recouvre la totalité de votre visage. Vous voyez, mais l’autre ne vous voit plus. Il voit juste un fut noir orienté dans sa direction. C’est un clivage. Avoir un appareil petit et discret, avec un viseur déporté qui laisse entrevoir le visage est un élément capital dans mon travail : je suis toujours au contact, à vue. Et comme je photographie avec les deux yeux ouverts, je continue à échanger au moment du déclenchement. Ce sont des détails qui permettent une continuité, une réciprocité. A aucun moment ils ne me quittent du regard, moi de même.
A part cet aspect, quels sont les avantages du Leica Q en reportage ?
Le poids et l’encombrement. On se déplace beaucoup, je voyage très léger, à peine un sac. Ce minimalisme qu’impose le Leica Q est une bénédiction pour mes épaules et mon dos. Il faut simplement se sentir à l’aise avec l’optique et ce qu’elle permet. Comme je travaille de plus en plus proche des gens, c’est l’appareil qui répond en tout à mes besoins et ma manière de bouger. Et puis l’absence de bruit au déclenchement ! Je ne viens plus ponctuer ma présence d’un claquement de miroir qui vient souffler le naturel comme un mauvais vent une bougie.
Le Leica Q est-il un prolongement de votre corps comme le veut la formule consacrée ?
Pas exactement. Le Leica Q accompagne les mouvements de mon corps conditionnant mon cadrage. On parle peu du corps en photographie. Or je pense que c’est avant tout une pratique corporelle que de photographier. La photographe Laurence Geai me parlait d’une danse il y a peu. Elle a raison, c’est une chorégraphie : il y a une scène, on y prend position, on s’accorde, on joue. Il y a une théâtralisation dans la prise de vue, et elle répond sans doute au théâtre de la vie humaine. Et sur ce point, le Leica Q de par sa forme, son poids, sa petitesse permet une grande liberté de mouvements, une grande liberté de cadrage.
Qu’emportez-vous d’autre ?
J’ai un boitier de rechange en cas de casse, un Leica D-Lux qui est une sorte de petit Leica Q pour moi. Le reste, ce sont quelques cartes mémoires, des vêtements et tout ce que je suis et l’état dans lequel je suis au moment du départ. Plus j’avance et plus je me rends compte que l’appareil est un accessoire. Un accessoire nécessaire, mais un accessoire : on photographie d’abord avec tout ce qu’on est, nos questions, nos colères, nos peurs, nos frustrations, nos révoltes, notre histoire… L’appareil, c’est soi. C’est un travail permanent d’équilibriste, les contrastes sont vertigineux, on ne revient pas toujours indemne d’un reportage, on n’arrive pas toujours non plus à reprendre son quotidien là où on l’avait laissé. Parfois, c’est l’injustice la plus crasse qui domine, et puis parfois, c’est une joie intense qui enivre… C’est de l’humain, on ne s’échappe pas de soi-même.
Dernièrement, vous avez réalisé une série au Japon avec le Leica Sofort. Pouvez-vous nous parler de ce projet ?
J’ai démarré ce projet par intuition, poussé par la curiosité. Ce fut une expérience photographique rafraichissante. J’ai aimé l’aspect brut et sans détour avec lequel l’espace et le temps se plaquent sur ces découpes de film instantané. Ca m’a procuré un plaisir physique et un puissant sentiment d’un ici et maintenant. J’avais lu beaucoup sur l’éphémère dans la culture japonaise. C’est un pays dans lequel la conscience de l’instant se donne à voir, à lire, à entendre et à sentir. J’ai eu envie d’enregistrer autrement cette pensée fugitive, de lui donner une matière tout aussi unique, fragile, et que chaque cliché – à sa manière- contienne et évoque un monde en petit. L’écriture de cette série a remis en question mon rapport à la photographie - et au Japon. J’essaye d’être plus simple, plus instantané.
Comment décririez-vous le Leica Sofort ?
Le Leica Sofort n’est pas un appareil photographique pour moi. C’est une petite machinerie qui transforme la lumière en matière. Il y a une sorte de deus ex machina qui me fascine comme un enfant devant un train électrique. Il rejette dans un bourdonnement mécanique un petit objet unique, tangible : une image. C’est un appareillage qui vibre, qui tremble, et qui donne à toucher immédiatement. Le toucher, c’est important. Grâce à ces petites images, il précipite souvent la relation. Au Japon, je me souviens d’avoir photographié un vieil homme dans la ville de Nara, on a regardé ensemble son portrait, on était là, on était ému. Voulant lui offrir, il m’a dit : « non, non garde-la, sinon tu vas m’oublier… » Je médite encore ses paroles. Le Leica Sofort est un outil surprenant et sous-estimé, une petite boîte qu’on a rangée trop vite dans la vague vintage. Il a tellement plus à apporter qu’un effet de nostalgie.
Comment l’utilisez-vous en reportage ?
Justement, pour créer la relation, lui donner une matière. Montrer sur un écran, c’est intéressant. Donner une image au moment même, c’est un acte très fort. A chaque fois, on reste médusés par ce petit objet qui dévoile au bout de quelques secondes ses formes et ses couleurs, comme par magie. Et puis les images passent de main en main, c’est un amplificateur de présence. Dans le type de boulot que je fais, c’est un élément relationnel qui vient corroborer l’attitude que j’essaye d’avoir et cette idée qu’on ne vient pas prendre une photographie mais saisir ensemble quelque chose d’une situation. Je l’utilise également en workshop pour revenir à l’essentiel et montrer la facilité avec laquelle on peut les disposer sur une table et réaliser une série. Il y a un potentiel pédagogique insoupçonné à utiliser la photographie instantanée. Ca ne fait pas de vous un meilleur photographe - on produit beaucoup de déchet, ça oblige à devenir meilleur.
Quel est la chose la plus importante pour vous en tant que photographe ?
Il y a tellement d’images seules… Je pense qu’il y a un enjeu énorme à mettre en avant la photographie comme un acte d’écriture et donc aussi comme une littérature impliquant un acte de lecture. On voit tout, on voit de tout, on lit peu. Et que fait-on avec tout ça ? Au minimum, je dirais faire en sorte d’apporter une contribution personnelle, venir avec un point de vue. Ne pas chercher la vérité, chercher la sincérité.
Qui est-il ?
Historien et philosophe de formation, Régis Defurnaux travaille comme photographe documentaire pour le monde des ONG. Interpellé par les réalités contemporaines – ici et ailleurs, il initie toujours ses travaux par une mise en question des stéréotypes et de son propre regard d’homme occidental sur le monde et en particulier l'Asie.
Il animera une Masterclass ce samedi 3 février 2018 au Leica Store Lille pour tester le Leica Sofort. En savoir plus ici.
Son exposition "Dans L'Instant" se tiendra du 1.02 au 31.03.2018 et le vernissage le 1.02.18 à 19h.